lundi 16 mai 2011

Le cadeau

Il fait un temps splendide en ce dimanche 15 mai.
Et me voilà doublement chanceuse! La veille, le responsable de l’Oceanic Iron Ore Company (qui fait des recherches à Aupaluk dans le but de rouvrir la mine de fer) me propose d’accompagner deux géophysiciens et leur guide inuit dans leur prospection quotidienne. À la clé: un aller-retour en hélicoptère et une marche sportive dans la neige… Nous devons quadriller environ 12 km en quatre heures.

Avec Tavity (David), le rangers inuit, nous suivons les deux géologues de loin. La consigne: ne jamais les perdre de vue. Tavity est armé d’un fusil à plomb, pas forcément le genre d’arme qui fait le poids face à un ours polaire, mais je me sens en parfaite sécurité à ses côtés. 
"As-tu eu toutes les informations dont tu as besoin où veux-tu encore savoir quelque chose?" Tavity  est particulièrement prévenant avec moi. Il veut tout m’expliquer: la vie à Aupaluk, ce qu’il faut savoir pour survivre dans la toundra et, surtout, il veut que je reparte avec une idée juste des Inuits qu’il ne faut surtout pas confondre avec les Amérindiens…

 "Il était une fois une vieille femme qui vivait à l’époque où les aïeuls devaient suivre le traineau familial à pied quand ils étaient devenus inutiles au groupe. Restée un peu en arrière des autres, la vieille femme voit arriver un ours blanc qui lui tourne autour pour l’étourdir. Mais la vieille femme n’est pas déstabilisée pour autant et prend sa moufle qu’elle enfile au bout de sa canne. Lorsque l’ours arrive sur elle en ouvrant la gueule, penchant sa tête sur le côté comme le font les ours qui attaquent, la vieille enfonce le gant dans la gorge de la bête qui meurt étouffée. La famille aura ainsi à manger pour tout l’hiver et la vieille femme aura le droit de voyager sur le traineau à nouveau."

Tavity me regarde: "les Blancs ne croient pas à ces histoires!"
"Les Blancs ont tort, Tavity… Les histoires, ce n’est pas fait pour y croire ou non, c’est fait pour raconter quelque chose, et cela nous est aussi indispensable que toutes les autres choses indispensables dans la vie." 

 "Les pierres nous racontent des choses aussi, précise Tavity. Par exemple, elles nous indiquent les directions. Il ne faut jamais se fier à la neige fraîche. En revanche, la neige plus ancienne qui s’est accumulée au pied d’une pierre et forme une petite bosse, indique d’où vient le vent. Or, le vent souffle toujours vers l’Ouest ou le Nord-Ouest. Quand on est perdu ou que la visibilité est faible, c’est comme cela que l’on s’oriente."

Intarissable, Tavity m’enseigne les choses essentielles que je dois savoir. Nous philosophons de concert en traversant de part en part cette étendue d’un blanc pur appelée le "lieu de rencontre" par les Inuits, car l’horizon y est plus dégagé qu’ailleurs. Tavity décèle une quantité de choses que je suis incapable de voir: des pistes de ski-doo que la neige a déjà partiellement recouvert, des dénivelés quasi imperceptibles qui lui servent de points de repère, un changement dans la texture du sol qui indique que nous marchons sur la terre ferme ou sur un lac glacé.

 Il n’y a presque pas de vent et il fait encore assez froid pour que nous puissions marcher dans la neige sans raquettes. Une petite brise à raz-du-sol chasse les flocons qui brillent comme un millier d’étoiles.
 
"Et les ookpik (le harfang des neiges en inuktitut) où puis-je en voir?" Tavity m’explique qu’ils ne sont visibles qu'au milieu de l’hiver, en janvier/février. "Il y en a eu beaucoup cette année à Aupaluk, me précise-t-il."

Je remonte dans l’hélicoptère sans avoir perdu une miette de tout ce que Tavity m’a raconté en quatre heures. De quoi noircir plusieurs pages de mon carnet. "Tu devrais revenir en juin, me propose-t-il. C’est à ce moment-là que nous chassons le béluga. Le lieu où nous nous rendons est un ancien camps de survie d’hiver où l’on trouve des vestiges des Inuits qui vivaient-là il y a des milliers d’années." 

Nous volons si bas que j’ai l’impression de courir sur le sol. Sur la banquise, des phoques se prélassent au soleil parfaitement alignés le long des failles dans la glace. Quand nous arrivons à proximité d’eux, ils plongent tour à tour dans leur trou…

C’est l’un des plus beaux jours de ma vie.